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לפני 10 שנים. 24 בנובמבר 2013 בשעה 11:19
Hellen Kaufmann a partagé une photo de Histoire et Devoir de Mémoire - Résistance et Déportation.   https://scontent-a.xx.fbcdn.net/hphotos-prn2/s403x403/1471339_615240965189220_1901795480_n.jpg Survivre à Ravensbrück Témoignage de Jacqueline Péry d'Alincourt (juin 1999) Quand nos amis de l'Institut (note: Institut Charles de Gaulle) me demandèrent de témoigner dans Espoir, je proposai de traduire le récit que j'avais rédigé en anglais à l'intention des universités américaines où je suis invitée depuis une dizaine d'années. Pourtant au fur et à mesure que j'avançai dans cette tâche, je compris que les lecteurs de la revue aurait une approche bien différente le celle des jeunes étudiants, en général très éloignés de l'expérience de l'Occupation. Tout en conservant le canevas de mon récit je m'orientai vers une adaptation pour un public français plus averti. Non sans peine. Pendant des décennies, la plupart d’entre nous, rescapés de la déportation, sommes restés muets, impuissants à communiquer une expérience indicible. Nous n’avions pas de mots. Cependant, peu à peu, la muraille du silence qui nous enfermait se lézardait. Quelques-uns osèrent nous interroger. La nécessité de parler s'imposa. Il fallait tenter de conjurer l'oubli. J'entends le cri d'une camarade qu'un camion emmenait vers la chambre à gaz : « Dites-le au monde. » Je suis reconnaissante à nos amis de l'Institut qui me permettent de répondre à ce cri. C'est donc en témoin que je tenterai de relater ici mon expérience pendant la Deuxième Guerre mondiale. Pour mes lecteurs d'aujourd'hui. j'en situerai les prémisses. A la fin des années trente, ayant terminé mes études secondaires à Poitiers, je m’orientais vers la psychologie. Notre entourage n’ignorait pas le danger qui menaçait à l’Est. Même les plus jeunes pressentaient la gravité des événements, tout en refusant de croire à la guerre. Je me souviens de la stupeur qui nous étreignit, mes amies et moi, quand, vers l'âge de 14 ans, nous entendîmes pour la première fois Hitler hurler à la radio. « C'est un fou! », avons-nous pensé. Aînée d'une famille nombreuse, je venais d'avoir 12 ans quand mon père mourut des suites de blessures reçues au cours de la Première Guerre mondiale. Ma mère est veuve à 32 ans avec sept enfants. Elle devient pour nous un modèle de courage. A l'âge de 19 ans, je me fiançai à Joseph d'Alincourt, élève-officier à l'École d'Artillerie de Poitiers. Notre mariage était prévu pour septembre 1939. Nous nous préparions à l'événement dans notre maison de famille près de La Rochelle, où Joseph, tout juste diplômé, devait nous rejoindre. La situation politique devenait de jour en jour plus inquiétante. Un soir, Joseph apparut soudain à notre porte. La guerre n'était pas encore déclarée, mais en tant qu'officier d'active il venait d'être mobilisé et devait dès le lendemain rejoindre son poste dans l'est de la France. Sans hésiter, nous décidons de nous marier immédiatement. Il est tard déjà. Nous allons réyeiller le maire. Il va officier dans la petite mairie qui sert en même temps d'école du village. Le lendemain, de bonne heure, notre curé célèbre la messe de mariage et Joseph repart aussitôt. Quelques jours plus tard, je décide de partir à sa recherche. Il est affecté à Toul Les communications ne sont pas simples. Je prends un train après l'autre. Enfin arrivée à destination, je le cherche de caserne en caserne et le retrouve. Le temps nous est compté: les villes de Pologne viennent d'être bombardées. Nous volons des instants ici et là pour être encore un peu ensemble. Et puis -je m'en souviens comme si c'était hier -nous marchons côte à côte, l'un de ses camarades vient à notre rencontre. Son visage est grave. Il apporte la nouvelle redoutée: « C'est la guerre. » Il faut nous séparer. Je vais chez mes beaux-parents qui habitent eux-mêmes la région dite « zone des Armées ». En y étant domiciliée, je peux ainsi espérer revoir quelquefois mon mari. En effet nous nous retrouvons de temps en temps pendant cet hiver de froid intense et d'inaction qu'on a appelé « la drôle de guerre ». En mai, la frontière belge est violée, l'invasion commence, foudroyante. Joseph disparaît. Dans le village où j'habite avec ma belle-famille, les nouvelles nous parviennent par les réfugiés qui fuient. Le pays se vide vers le sud. Ce sera bientôt notre tour de partir aussi, en laissant tout derrière nous. Après des jours et des nuits d'errance sur les routes, l'ennemi va nous submerger. Uniformes verts, noirs, képis à tête de mort, voitures blindées marquées de la croix gammée, vociférations, bruit de bottes: l'Occupation commence. Nous survivons, accablés. De Joseph nous sommes sans nouvelles. Est-il encore vivant ? Cette incertitude va durer deux mois. Enfin, par un de ses camarades libérés, nous apprenons qu'il est prisonnier à Saint-Dizier. Je pars aussitôt à sa recherche. Une femme de la ville m'indique le collège où les officiers prisonniers sont enfermés. Je persuade la sentinelle de prévenir Joseph. Elle nous permet de passer quelques minutes ensemble dans un appentis près du portail d'entrée. Je reviens le lendemain pour découvrir que les prisonniers sont partis pour Chaumont. Les prisonniers, cette fois très nombreux, sont enfermés dans plusieurs casernes entourées de hauts murs. Des sentinelles armées montent la garde. Les amis, les familles, doivent rester de l'autre côté de la route. Je crié le nom de Joseph. J'entends « D'Alincourt ! D'Alincourt ! » répercuté par ses camarades de bâtiment en bâtiment. Après un moment qui me paraît un siècle, je vois Joseph surgir derrière la grille d'entrée, Je me précipite vers lui. A peine avons-nous le temps de nous toucher la main à travers les barreaux que les sentinelles nous séparent, menaçantes. Je ne verrai plus Joseph. Le lendemain, lui et ses camarades partent vers l'Allemagne. J'apprendrai bien plus tard qu'on les a transportés à Nuremberg dans un camp où ils sont des milliers de prisonniersde guerre. Je reviens chez ma mère. Chacun tente de prendre son mal en patience, persuadé que les prisonniers seront de retour dans un an tout au plus. Ils sont près de deux millions. Chaque famille attend un prisonnier. Les femmes restent seules pour assumer les responsabilités. Des réfugiés dénués de tout sont arrivés en grand nombre jusqu'à notre maison de famille dans l'ouest, où ils ont été accueillis par ma mère et mes frères et sœurs. Les nouvelles du camp de Nuremberg sont rares. Les prisonniers doivent écrire sur des formulaires en caractères d’imprimerie dans le style le plus neutre sous peine de censure. En mars 1941, une lettre arrive d'Allemagne adressée à ma mère. Elle ne vient pas de Joseph, mais d'un oncle qui lui aussi est prisonnier de guerre dans le même camp. Il annonce que Joseph vient de succomber à une maladie foudroyante. Ma mère, anéantie, doit me l'annoncer. Nous avons vécu jusque-là avec l'espoir du retour. Personne n'a imaginé que les prisonniers pourraient ne pas revenir. Un travail m'a été proposé à Paris. Je découvre notre capitale défigurée. Partout, dès le début de l'Occupation, les murs se sont couverts d'affiches annonçant les premières exécutions et menaçant de représailles les familles et les relations de qui oserait se rebeller. Ces affiches jettent la consternation mais, bien loin de nous intimider, suscitent l'indignation. Dès l'Armistice, j'appelle de tous mes vœux l'occasion d'agir. A Poitiers, mes sœurs et moi -les quatre filles, la plus jeune a 15 ans- sortons tôt le matin à l'expiration du couvre-feu pour arracher les affiches de propagande qui deviennent des trophées. Nous rédigeons des tracts contre l'occupant et les collons à proximité des épiceries, des boulangeries, là où se forment les queues. En cachette, nous guettons les réactions: les visages ternes s'animent, on se pousse du coude discrètement, on lit mine de rien. Jubilation à peine perceptible. Plus tard, à mon arrivée à Paris après la mort de Joseph, je suis saisie d'indignation quand je vois pour la première fois dans le métro un enfant qui porte l'étoile jaune. Que va-t-il arriver à ces enfants ? Je n'en ai aucune idée. Pourtant c'en est assez pour sentir leur humiliation, pour comprendre que la persécution s’installe. Alors surgissent les premières rumeurs d'arrestations. Des hommes, des femmes, des enfants disparaissent tout à coup. Comment accepter de courber la tête ? Je comprends que je préfère plutôt mourir. Ce choc détermine en moi une résolution que rien ne pourra détruire, car l’ennemi n'a pas de prise sur qui ne craint pas la mort. L’occasion que j'attends désespérément se présente en 1942. Au cours d'une discussion sur notre attitude en tant que chrétiennes envers l'occupant, l'une des participantes remarque ma détermination. Elle me demande en secret si je peux cacher des pilotes. A cette époque, j'habite un grand appartement prêté avec mon amie Claire Chevrillon. Pressentant que je peux lui faire confiance, je lui en parle. A mon insu, elle est déjà dans la Résistance mais a gardé le silence, comme il est de règle. Ma question l’amène à sortir de sa réserve. Elle me met en présence d'un visiteur que j'ai déjà rencontré auprès d'elle, un certain Gautier (1). n'avait dit alors être enseigne de vaisseau. « Et maintenant, avait-il ajouté à ma consternation, je vends des machines à découper le jambon. » Je le rencontre donc pour la seconde fois. Nouvelle surprise: il me révèle qu'il a été parachuté d'Angleterre pour organiser les terrains de parachutage et d'atterrissage de la zone Nord (2). A ma grande joie, il me propose de m'engager immédiatement. Je suis chargée de traduire en code les messages destinés au BCRA (3) à Londres. Cordon ombilical entre la résistance intérieure et les instances d'outre-Manche, ces messages détaillent les besoins les plus pressants - armes, munitions, argent -, et donnent les coordonnées des terrains d'atterrissage clandestins qui permettent les allées et venues entre l'Angleterre et la France. A chaque opération, objet de nos messages, correspond une sentence que nous improvisons au fur et à mesure. Certaines sont des plus surréalistes. Exemple: « L’éléphant se parfume à l'héliotrope. » Quand l'opération que nous attendons est sur le point d'avoir lieu, la BBC répète sur les ondes cette histoire d'éléphant parfumé dont nous sommes les seuls à connaître le sens et qui va encore intriguer tant d'auditeurs suspendus à la voix d'outre-Manche. Gautier dépend directement de « Max ». C'est sous ce nom, emprunté au poète Max Jacob, que j'entends parler pour la première fois de Jean Moulin (4). Gautier me présente à Daniel Cordier qui dirige l'équipe du secrétariat de Max à Paris. Je suis engagée. Bien plus qu'un secrétaire, Cordier est un véritable disciple de Jean Moulin dont il nous transmet la flamme. La première réunion du CNR (Conseil National de la Résistance) a lieu rue du Four le 27 mai 1943. C'est l'accomplissement de la mission d'unification que le général de Gaulle a confiée à Moulin. Y siègent côte à côte des personnalités représentatives des courants politiques et sociaux les plus divers ou même antagonistes. C'est bien là le miracle de la Résistance où se trouvent unis riches et pauvres, croyant et agnostiques, communistes et conservateurs, soudain projetés hors de leur sphère pour combattre ensemble un ennemi qui incarne le mal absolu, pour sauver l'honneur de l'homme. Moment unique de l'Histoire. Pareille unité va à l'en- contre de l'individualisme invétéré du peuple français, individualisme qui fera dire au général de Gaulle pendant sa présidence : « Comment peut -on gouverner un pays qui a deux cent quarante-six variétés de fromage ? » Sans l'inébranlable volonté de Jean Moulin, la Résistance se serait dispersée en multiples courants; à l'heure du débarquement, elle n'aurait jamais constitué cette force efficace que le général Eisenhower a estimée à l'équivalent de quinze divisions. Dès l'époque de l'invasion en 1940,Jean Moulin avait eu à souffrir au nom de ses convictions. Alors préfet à Chartres, les autorités d'Occupation avaient voulu le contraindre à une déclaration mensongère accusant des soldats originaires d'Afrique noire d'avoir mutilé des habitants de la ville. Il s'agissait en fait de victimes d'un bombardement allemand. Comme il refusait obstinément, il fut emprisonné dans des conditions telles qu'il tenta de se tuer en se coupant la gorge. Finalement libéré, il donna sa démission de préfet et plus tard reprit le difficile voyage vers l'Angleterre. A l'automne 1941, il rencontre enfin le Général de Gaulle. Les deux hommes venus d’univers si différents partagent la même vision de l'avenir. Nommé Délégué Général et parachuté le 1er janvier 1942 près d'Aix- Provence, Moulin devient Max. Au cours dix-sept mois qui suivent, il parvient à remplir sa mission. Arrêté à Caluire le 21 juin 1943, torturé par le « boucher de Lyon » Klaus Barbie, Jean Moulin meurt dix-sept jours plus tard, le 8 juillet, à bord d’un train qui l'emmène vers l’Allemagne. On ne sait rien de ce qu'il eut à endurer pendant les interrogatoires. La disparition de Moulin est ressentie par nous comme une catastrophe. Il faut cependant poursuivre son oeuvre. C'est Claude Serreulles qui prend la relève avec Daniel Cordier, lequel n'a que 22 ans. Il n'y a pas de limite d'âge pour faire de la Résistance. Tous sont volontaires: jeunes ou vieux, chargés de familles ou célibataires, hommes ou femmes. Nous sommes engagés totalement, sans limites, jour et nuit. L’une de mes tâches consiste à rechercher les indispensables « boîtes aux lettres » , c'est-à-dire personnes chez qui nos courriers peuvent déposer les messages qu'ils collectent dans toute la France. C'est par nos courriers et ce réseau de boîtes aux lettres que transitent les informations que nous faisons ensuite parvenir à Londres par radio. Les personnes qui acceptent de servir de boites aux lettres, étant sédentaires, s'exposent à de grands risques. Nos courriers peuvent avoir été suivis. Il faut toujours éviter d'éveiller la suspicion et l'alerte est permanente. L'une de mes amies, Josette, chargée des relations publiques pour un célèbre couturier très apprécié par les épouses d'officiers allemands, est l'une de ces boîtes aux lettres. Grâce aux allées et venues très nombreuses dans l'établissement, nos courriers passent inaperçus. Nul ne peut imaginer une activité de résistance au cœur de cette « grande maison » fréquentée par le gratin de l'armée d'occupation. Après plusieurs mois sans incident, la Gestapo fait une descente et Josette est arrêtée, à la stupeur de son patron. Elle réussit à jouer l'ignorance et par chance est libérée. Mais elle est perdue pour nous. Au moindre signe de danger, il faut arrêter l'activité de telle ou telle de ces « boîtes aux lettres » et la remplacer. Il faut également assurer le logement et organiser la vie matérielle des agents venant de Londres, comme Jean Ayral, mon premier contact, qui sera tué en 1944, et Pierre Péry, qui survivra à Buchenwald et que j'épouserai après la guerre. L’un et l'autre, après l'Armistice, se sont évadés de France. Ils ont été en grand secret entraînés en Angleterre pour accomplir leur mission en France occupée. Ils sont arrivés en France par un atterrissage ou un parachutage clandestin et dès leur première nuit il a fallu les mettre en lieu sûr. Impossible pour eux de descendre à l'hôtel A Paris, nous devons prévoir leur logement et leur fournir faux papiers d'identité, tickets d'alimentation, et couverture professionnelle. C'est l'une de mes tâches. La recherche d'appartements est une préoccupation permanente. Dans la situation d'urgence où nous sommes, je dois les louer à mon nom. Cela signifie que si quelqu'un est arrêté dans un de ces appartements, je le serai aussi. Le risque est inévitable. Cependant la relève se prépare pour moi. Elle n'aura pas le temps d'être mise en place. La tragédie nous prend de vitesse. L’un de nos agents, Marchal, récemment arrivé d'Angleterre, est arrêté le 23 septembre (5). J'ai rendez-vous avec lui ce jour-là au pont de l'Alma, où je l'attends quarante-cinq minutes, selon la règle. Il ne vient pas. Sa logeuse l'a dénoncé à tout hasard pour toucher la prime promise aux délateurs. A l'arrivée de la Gestapo, il avale sa pilule de cyanure. Nous ignorons tous ce qui vient d'arriver, je continue ma journée de rendez-vous en rendez-vous jusqu'au soir. Lorsque je rentre chez moi, personne encore n'a eu vent du drame. Le lendemain matin, l'un de nos courriers frappe très tôt à ma porte pour me donner un rendez-vous immédiat avec Daniel Cordier au métro Vavin. J'enfile un pull-over, car la température est encore fraîche à cette heure matinale. Ce lainage va être ma seule protection contre le froid pour les prochains six mois. Je pédale rapidement vers Montparnasse où Daniel Cordier m'attend. Il me parle de la valise qui m'a été remise la veille. Son contenu est de la plus grande importance. Il faut que je lui trouve une cachette sûre. Avant de rentrer à la maison, je m'arrête au Café du Palais, place du Palais-Bourbon, pour essayer de téléphoner à mon amie Claire. Elle doit rentrer de voyage ce jour-là et pourrait me décharger de quelques tâches urgentes. Mais la patronne ne peut obtenir la ligne. Si j'avais eu la communication, aurais-je compris que la Gestapo était là ? Faute de pouvoir joindre Claire, je rentre donc aussi vite que possible et l'appelle dès l'entrée de ce grand appartement : « Claire! Claire! ». Pas de réponse. Je cours vers ma chambre. Plusieurs hommes y sont embusqués. Ils vont se jeter sur moi. Je tente une fuite désespérée vers un escalier intérieur qui mène aux toits. Mais je suis rattrapée, menottée dans le dos, et l'interrogatoire commence sur place. Je tente en vain de maîtriser le tremblement qui me saisit de la tête aux pieds, angoissée à l'idée que ces hommes vont s'en apercevoir. Les questions pleuvent, et comme je refuse de répondre, l'un d'eux me crie : « Nous avons les moyens de vous faire parler ». La réplique me vient instantanément : « Je sais que vous êtes capable de tout ». Je suis giflée et le tremblement cesse. J'en suis soulagée. La force qui m'habite maintenant ne me quittera plus tout au long des cinq jours et cinq nuits qui m'attendent. A ce moment de mon arrestation dans l'appartement que je partage avec Claire et une autre amie, comme moi veuve de guerre, j'espère que l'existence du studio au fond de la cour où j'ai entreposé ce qui peut être compromettant restera ignoré. Quand j'y suis conduite, dûment encadrée, par les hommes de la Gestapo, je n'ai plus qu'à rassembler mon courage et à continuer à me taire coûte que coûte. Ils trouvent des pains de plastic dans un placard, un coup poing américain dans un tiroir. La valise est bourrée de billets de banque. Ils ne sont pas rassurés. Mais quand ils découvrent dans la salle de bains un flacon de pharmacie dont l'étiquette porte l'inscription, «Pilules du Docteur Churchill », c'est la panique. Ce flacon, comme le coup de poing américain a été abandonné par un précédent locataire, peut-être Jean Ayral lui-même. Les sbires n'osent pas s'en approcher. Ils craignent l'explosion. Je savoure un moment de répit. Bientôt ils auront une nouvelle peur: sur le bureau, un grand couteau à cran d'arrêt. C'est mon seul souvenir de Joseph. (Comme beaucoup d'Ardennais, il était habile à la chasse au sanglier.) Je n'explique rien. Les gestapistes me considèrent avec effroi et se déchaînent. Pleuvent les questions, les coups, les menaces. Enfin je suis emmenée et jetée dans une Citroën noire, ce véhicule qui hante les rues vides du Paris de l'Occupation. je pense à ceux de mes camarades qui connaissent mon adresse où de toute évidence il y aura une souricière: à tout prix essayer de les prévenir de mon arrestation, tenter de provoquer un accident pour attirer l'attention. Depuis l'arrière de la voiture, je me jette sur le chauffeur. Dehors, on crie: « Qu'est-ce que c'est ? » Des visages inquiets se penchent. Je suis plaquée au sol. A l’arrivée rue des Saussaies, siège de la Gestapo, je serai précipitée dans l'ascenseur, tête la première. Les jours, les nuits vont se succéder. Toujours menottée, privée de sommeil et de nourriture, debout la plupart du temps. Parfois on m'enferme dans une cellule obscure mais à cause des menottes je ne peux ni m'allonger ni dormir. Les équipes se succèdent, chacune appliquant sa propre méthode: violence, chantage. « Vos camarades sont tous arrêtés, me dit -on, et torturés parce que vous ne parlez pas. » Le collègue qui prend le relais me plaint d'être tombée entre les mains de telles brutes. C'est la nuit. Sur une table trône un tourne-disque. Concerto brandebourgeois. J'écoute, totalement immergée dans la musique. Croyant m'avoir fléchie, le gestapiste recommence l'interrogatoire. Je ne sors pas de mon mutisme. Fureur. Bientôt mes bourreaux m'annoncent que je serai fusillée. Cela ne paraît pas m'impressionner. Alors ils ajoutent que ma mère, mes frères et mes sœurs seront arrêtés. Ils quittent la pièce à l'exception de l'un d'entre eux resté silencieux jusque-là et qui maintenant me dévisage. « Votre sacrifice est inutile. Les autres parlent. » Cette fois je réponds: « Je ne sais qu'une chose, c'est que je dois garder le silence, même si je dois mourir. L’homme change de ton. « Comme membre de la Gestapo, j'aimerais mieux me trouver devant une autre femme que vous. .Mais comme soldat, je vous salue. Vous faites honneur à votre pays, à votre famille, à votre éducation ».Il se met au garde-à-vous devant moi toujours menottée et s'en va. Je ne le reverrai plus. Le cinquième soir, on m'enlève enfin les menottes et je suis emmenée à Fresnes en voiture cellulaire avec d'autres prisonniers. Nous chantons pour nous encourager mutuellement. Le visage de mes compagnons est marqué par ce qu'ils viennent de subir. A l'arrivée nous attendons longtemps, alignés dans un vaste corridor humide. Germain, l'un de nos camarades, est juste en face de moi. Je l'ai vu presque chaque jour avant mon arrestation. Il est très changé. Je le suis sans doute aussi car il ne me reconnaît pas. J'essaie d'accrocher son regard et murmure mon nom de Résistance: Violaine. Il semble revenir à lui et me reconnaît à présent. Nous nous murmurons des informations : ce que nous avons pu savoir les uns des autres; qui a été arrêté ? que sait la Gestapo ? Nous sommes bientôt séparés. On me conduit à la cellule n° 131 au second étage. Je vais y rester enfermée au secret pendant six mois. Le premier soir, au moment du coucher du soleil, une voix de femme crie par une fenêtre: « Demain, dix-sept de nos camarades seront fusillés. Prions maintenant. A neuf heures: La Marseillaise. » La grande ruche qu'est Fresnes est plongée dans le plus profond recueillement. La prison n'a plus qu'une seule pensée d'intense ferveur pour ceux qui vont mourir. Soudain, à neuf heures, La Marseillaise éclate. Les gardiens furieux sont débordés. Des prisonniers sont enfermés au cachot, des matelas sont confisqués. Qu'importe ? l'hymne sera chanté jusqu'au bout. La prison explose ainsi chaque fois que l'un des nôtres va être exécuté, chaque fois que nous apprenons une Victoire des Alliés. A Noël, une voix ample nous joint au profond du cœur avec un Minuit, Chrétiens qui ressuscite la Vie. Toute la prison écoute, muette, suspendue. « Le si beau chant chantait juste». Nos gardiens se déchaînent. Les colis seront confisqués, les livres ne seront pas distribués, le froid nous transperce, mais d'autres voix s'élèveront encore pour d'autres chants de Noël. Les voeux fusent. « Courage, on les aura!», « Tout est permis ici, sauf d'avoir le cafard. » Un jour la porte s'ouvre. Un homme entre en uniforme d'officier allemand. Je suis sur la défensive. A mon étonnement, il me prend la main et me regarde avec une expression de profonde bonté. Je comprends que je n'ai rien à craindre de lui. C'est l'aumônier qui m'apporte la communion. Dans la détresse et la solitude de notre vie de prisonnières, cette visite inattendue me bouleverse. II revient encore une fois et m'apporte une bible. Je peux lire enfin. Les jours paraissent moins longs. Au revers de la couverture j'ai découvert le tampon d'un couvent où habite un prêtre ami de la famille. C'est un signe des miens. Mon sort n'est donc plus inconnu, et c'est aussi la preuve que l'aumônier allemand, au péril de sa vie, essaie d'aider les prisonniers. Une autre surprise va changer mon existence. Je me sens mal, couchée sur la paillasse, Il est tard l'après-midi. Les gardiens sont occupés à distribuer le faux café. Tout à coup j'entends une voix qui vient du conduit d'aération. « Prends ton matelas. Roule-le. Mets ta chaise dessus. Essaie de monter sur l'étagère pour atteindre le conduit d'aération. Nous allons t'envoyer quelque chose. » Je me précipite, essayant encore et encore d'atteindre cette étagère très haute, très étroite, mais je suis bien trop faible pour réussir cet exercice d'acrobatie. Je tombe et retombe. Enfin je parviens à la hauteur de l'orifice et passe mon bras. A tâtons, je trouve un très petit paquet : un morceau de sucre, un mouchoir en papier, une mine de crayon et un message : « Nous t'enverrons quelque chose tous les jours à cette heure. Pour envoyer des nouvelles à l'extérieur, écris sur le mouchoir. Tu nous le renverras demain. » Ce miracle vient d'une cellule située deux étages au-dessus de la mienne. Les prisonnières qui ne sont pas au secret sont autorisées à recevoir des colis et à envoyer leur linge à l'extérieur. Les messages sont cachés dans les ourlets et parviennent ainsi au dehors. Les réponses arrivent par le même moyen. Tout étant soigneusement fouillé à l'aller comme au retour, je n'écris pas en clair, mais demande qu'on envoie du fil de telle couleur si ma mère est arrêtée, de telle autre si elle ne l'est pas, si mes frères et sœurs sont libres ou non, si Daniel Cordier et Claude Serreulles ont échappé à l'arrestation. La réponse parvient à ma nouvelle amie dans le colis suivant. Ce sont les bonnes couleurs. Ma famille est sauve, Daniel et Claude ne sont pas pris, notre combat continue. Je suis délivrée d'un poids d'angoisse. Aux environs de Noël 1943, je reçois par le même moyen un message de mon amie Claire. Elle est donc libre, elle aussi. Elle m'écrit en termes voilés que les alliés sont attendus pour Pâques. Cette date me paraît hors d'atteinte, je m'affaiblis de jour en jour. Cependant à la fin de mars 1944, je suis soudain extraite de ma cellule. Cette fois ce n'est pas pour un nouvel interrogatoire. Je me retrouve avec un groupe de prisonnières qu'on emmène à Romainville, un fort militaire à l'est de Paris. Le changement de vie est radical. Je passe brusquement de la solitude complète à une ambiance de chaleureuse camaraderie. Certaines reçoivent des colis qu'elles partagent. Je reviens peu à peu à la vie. Nous avons des discussions infinies autour de Mère Marie, religieuse orthodoxe qui nous illumine de sa foi. Elle est pour nous un Maître (6). Pour Pâques, la messe est célébrée dans une casemate en présence d'une délégation de la Croix Rouge réduite au silence, impuissante. Les S.S. surveillent étroitement. Nous chantons Bach et Palestrina, défi et douleur lancés vers le ciel. Soudain le 18 avril, la nouvelle tant redoutée éclate. Près de cinq cents d'entre nous sont désignées pour le départ -destination inconnue. Transportées jusqu'à la gare de Pantin où nous attendent des wagons à bestiaux, nous y sommes entassées. La voie longe les Grands Moulins de Paris. L’attente est interminable. Quelque chose peut-être va se passer. Nous serons délivrées. Mais rien ne vient et le train s'ébranle. Le voyage va durer cinq jours. Je prépare un message, ultime tentative pour joindre le monde des vivants. Il faut le jeter par la lucarne du wagon avant d'entrer en Lorraine, région annexée où l'étau de l'Occupation est encore plus draconien qu'en zone occupée. Le moment est venu. Le long du ballast quelqu'un se précipite. Le message parviendra à mon amie Anne de Voguë à Paris. Quel-cheminot aura risqué sa vie pour nous ? Presque tous les messages lancés des trains parviendront ainsi à destination. Les jours, les nuits se succèdent indistinctement. Je suis à peine consciente quand soudain notre convoi s'arrête. Les portes s'ouvrent avec fracas, nous sommes débarquées au milieu de nulle part. Fürstenberg. De ce lieu nous ne savons rien. Nous nous mettons en route sous les hurlements des gardiens accompagnés de leurs chiens qui tirent sur leur laisse, aboyant, montrant leurs crocs. Les coups pleuvent. Nous arrivons à la porte du camp. Cet enfer a nom Ravensbrück, dans le nord de l'Allemagne, vers la Baltique (7). Nous le saurons plus tard. L’angoisse nous étreint. Il fait nuit maintenant. Nous allons rester debout jusqu'au matin, pétrifiées de froid. Les gardes et leurs chiens omniprésents nous empêchent de franchir les limites assignées. Le lendemain nous devons nous déshabiller. C'est la première fois. Nous sommes dépouillées de tout ce qui rattache à la condition humaine. Vêtements, alliances, les quelques livres que nous avions pu sauver, les plus modestes souvenirs, lettres, photos, tout est confisqué. L’une ou l'autre est tondue au hasard. Nues, parquées, serrées les unes contre les autres, toutes générations confondues, nous allons passer aux douches. Nous évitons de nous regarder. Il faut attendre des heures, immobiles, avant de recevoir la robe rayée de bagnarde, apprendre par cœur en allemand le numéro qui nous est attribué, le coudre sur la manche. Nous n'avons plus de nom. Je deviens le numéro 35243. Un triangle rouge doit être également cousu au-dessus du numéro. Il indique notre catégorie: nous sommes « les politiques » .Maintenant complètement dépouillées, nous allons être enfermées trois semaines dans un block de quarantaine. Nous nous levons à trois heures et demie du matin et sortons pour l'appel qui peut durer des heures, debout dans le froid de l'aube, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige. Quand la sirène retentit marquant la fin du supplice, nous rentrons au block, mais l'espace où nous sommes confinées est si restreint que nous ne pouvons jamais nous asseoir. A côté, le dortoir est vide. Nous ne sommes pas autorisées à y rentrer avant la nuit. Les épidémies se déclarent. Lune d'entre nous va mourir: la première. Après cette période d'isolement, nous sommes intégrées dans le fonctionnement général du camp. Je rejoins mon amie Geneviève de Gaulle, nièce du Général. Pendant plusieurs mois nous allons partager la même paillasse. Jusqu'à son départ pour la prison du camp, nous nous soutiendrons mutuellement autant que possible. C'est dans cette farouche détermination à nous aider les unes les autres que nous allons trouver la force de ne pas nous laisser abattre par l'épreuve de tous les instants. Je suis affectée avec nombre de camarades de toutes nationalités à des travaux de terrassement. Nous partons le matin, pelle sur l'épaule, harcelées par les gardes et les chiens. Les conditions dans lesquelles Geneviève travaille ne sont pas meilleures. Ce sont des prisonnières qui à l'origine ont asséché les marais et construit le camp dans cette région désolée du Mecklembourg. Serons-nous attelées comme des bêtes de somme à l'énorme rouleau de pierre dont la seule vue jette l'effroi ? Nous le serons effectivement : il faut aplanir les rues du camp. Les journées sont de douze heures, avec une pause d'une demi-heure pour la soupe de midi. N'étant pas affectées à une tâche fixe dans un atelier, nous risquons d'être envoyées dans une usine de munitions. La perspective de fabriquer des armes contre nos alliés est insupportable. Par deux fois, je suis prise au cours d'une sélection et parviens à m'échapper. Un troisième départ va s'organiser. J'apprends que les « galeuses » ne seront pas prises. Je me donne l'apparence de la gale en m'écorchant tout le corps avec une épingle et en infectant méthodiquement les écorchures. Quand nous passerons la visite devant les S.S., nues comme il est d'usage, ma fausse gale sera parfaite et je serai renvoyée. Cependant avec Geneviève nous savons que la menace d'un départ en usine de munitions est toujours présente. Nous allons réussir à y échapper grâce à une prisonnière qui travaille dans l'administration du camp. Elle nous fait engager dans un atelier de réparation de vêtements où nous raccommodons des uniformes ramassés sur les champs de bataille. Tout est récupéré, jusqu'au moindre bouton. Nous travaillons alternativement une semaine le jour, une semaine la nuit. Le travail de nuit est épuisant. Il est impossible de dormir le jour dans notre block surpeuplé. La semaine suivante, le rythme est inversé. Nous perdons le sommeil. Le S.S. responsable de notre atelier vocifère, frappe sans merci, et tue à coups de pied. Il faut cependant continuer à travailler, ou au moins faire semblant. Tenir, malgré l'épuisement, ne pas nous laisser intimider ou désespérer, c'est ce qui importe. Les possibilités de résistance sont infimes, mais vitales. Nous avions chanté en prison, nous continuons à chanter au camp, profitant du moindre répit dans la surveillance. Ce n'est souvent qu'un murmure: des chants d'autrefois, des airs populaires. Nous parvenons à prier ensemble : un missel a été sauvé de la fouille. Autre trésor inestimable: une anthologie de poèmes. Un soir. l'une de nos amies. Anne de Bauffremont, me rejoint sur ma paillasse au troisième étage. Elle vient d'être tondue, et son visage est marqué du signe que nous avons appris à déchiffrer: la fin très proche, inéluctable. Serrées l'une près de l'autre, nous partageons le précieux missel. Elle me quitte. Nous savons l'une et l'autre que nous ne nous reverrons plus. Elle va être engloutie dans l'effroyable tente où sont entassées les dernières arrivées. L’imagination, la ténacité et même l'acharnement sont nos seules armes pour lutter contre le désespoir et nous aider les unes les autres. Au cours de mon travail à l'atelier, je réussis à fabriquer clandestinement des moufles pour mes camarades. Il ne faut pas se faire prendre. On y risque sa vie. La stratégie consiste à décomposer chaque opération en une succession de gestes rapides et courts, toujours séparés. Cela peut durer toute la nuit -ou tout le jour : d'abord, en entrant dans l'atelier, repérer un tissu de couleur neutre pour ne pas attirer l'attention; le cacher sous les pièces à réparer; dessiner le patron à la craie; le découper; le passer à la prisonnière qui coud à la machine; récupérer le tout pour le camoufler au-delà du seuil de l'atelier car nous serons fouillées au terme de notre travail. Une fois le danger passé, les moufles seront reprises pour être glissées à une camarade de notre block qu'elles réchaufferont au prochain appel. Joie de narguer ainsi nos bourreaux. Cependant l'épuisement me submerge. Je ne vois qu'une solution: montrer ostensiblement mon inefficacité afin de me faire renvoyer. Peut-être serai-je tuée. Sinon, j'aurai une chance de survivre encore. Je risque le tout pour le tout. Le surveillant S.S. hésite et finalement décide de me chasser sans autres représailles. Je me retrouve donc dans la masse flottante des prisonnières sans affectation. Geneviève de Gaulle est déjà enfermée à la prison du camp. Quand elle a été appelée par son nom au lieu de son numéro, pour comparaître, presque aveugle et couverte de plaies, devant le commandant du camp, nous avons tremblé pour elle. Une telle convocation était, la plupart du temps, le signe avant-coureur de l'exécution. Nous allons apprendre son sort par nos amies tchèques employées dans l'administration : elle est vivante tout près de nous au bunker, gardée au secret absolu. Impossible de communiquer avec elle. Ainsi ai-je perdu comme une sœur jumelle. Renvoyée de l'atelier où nous avions un temps travaillé ensemble, je n'ai plus d'affectation fixe, ce qui expose aux sélections tant redoutées -chambre à gaz, marches meurtrières vers l'inconnu, affectation fatale. Constamment sur le qui-vive, nous avons formé une équipe de cinq camarades et chaque matin nous imaginons toutes sortes de stratagèmes pour échapper à la traque : sauter par les fenêtres sans vitres, nous cacher dans le faux plafond du block ou sous les lits superposés. Notre survie dépend de la rapidité de nos réactions. j'allais connaître une période de répit grâce à une prisonnière privilégiée qui me permet de passer clandestinement quelques moments chaque jour dans son block. Celui-ci m'est interdit car j'appartiens à l’une de ces baraques surpeuplées où règne un chaos perpétuel Toutes les classes sociales sont reconstituées dans le camp. Au block 31, deux ou trois bagnardes partagent la même paillasse. Nous sommes plus d'un millier sur trois niveaux. Il faut rassembler son courage pour se frayer un passage dans la cohue, rejoindre sa paillasse ou en sortir. Au lever, avant la sirène de l'appel, .se précipiter aux immondes toilettes presque toutes hors d'usage. La dysenterie est endémique. C'est un cloaque. Punie par notre chef de block pour je ne sais quoi, j'y suis affectée un temps, Narines closes, respiration bloquée, je pousse le balai en me répétant comme un mantra: « Puisqu'il faut le faire, faisons- le bien. » Non sans résultat, affirment mes camarades. C'est une autre performance que de parvenir au lavabo dans l'espoir d'atteindre un mince filet d'eau glacée que se disputent des grappes humaines. L’électricité est coupée et la soupe quotidienne n'arrive que bien après le coucher du soleil. Il faut se jeter dans la mêlée pour aller toucher la ration et revenir vers sa paillasse sans renverser le bol. La survie est à ce prix. Comment résister au froid pendant le terrible hiver de 1944-1945, quand il n'y a plus de vitres aux fenêtres, et pas même une couverture par prisonnière. Dans les blocks privilégiés, chacune a sa paillasse garnie d'une housse propre. Les prisonnières disposent de placards de rangement et d'une table avec bancs dans une pièce attenante au dortoir. Employées dans l'administration ou aux cuisines, ce qui leur permet de bénéficier de rations supplémentaires, elles doivent parler allemand et pour la plupart ont une longue expérience du camp. Certaines utilisent les facilités de leur position privilégiée pour aider clandestinement leurs camarades. C'est l'une d'elles, polonaise, qui me recueille dans son block une ou deux heures par jour. Je rentre par la fenêtre sans me faire remarquer. Grâce à une prisonnière autrichienne qui a réussi à voler pour moi un peu de papier, de l'encre et une plume, je commence à rédiger ce qui deviendra les éditions de la Croix de Lorraine: minuscules recueils de poèmes calligraphiés que nous parvenons à nous remémorer. Claudel, Ronsard, Verlaine, des passages du Cantique des Cantiques. C'est l'anticipation du film de Truffaut Fahrenheit 451, où tous les livres ayant été brûlés, chacun s'efforce de les reconstituer de mémoire. D'autres recueils surgissent ailleurs, en particulier des recettes de cuisine. Dans notre régime de famine, ce sont de véritables contes de fées. Pour ma part, assise au coin de la table du block, presque immobile, essayant de me rendre invisible, j'écris mes pattes de mouche aussi petites que possible pour économiser le précieux papier. Soudain une prisonnière du block commence à enquêter à mon sujet. Ne pouvant cacher que j'appartiens au misérable block 31, je n'ai plus qu'à m'éclipser avec célérité et comme j'étais entrée, c'est-à-dire par la fenêtre. Une amie tchèque, Anicka, me sauve la vie à ce moment. Elle réussit à me faire inscrire dans une équipe où l'on trie les vêtements ayant appartenu aux prisonnières à leur arrivée au camp. Je parviens à sortir chaque jour, dissimulés sous ma robe, plusieurs jupes et pull-overs qui apporteront encore un peu de survie à quelques camarades. Tous les soirs il me faut regagner l'enfer du block 31 mais j'y échappe au moins pendant le jour. Le 2 mars la journée a commencé comme d'habitude à l'atelier quand la sirène retentit. C'est un appel exceptionnel. Toutes les prisonnières du camp doivent être rassemblées au dehors puis défiler devant les S.S. qui désignent les unes pour la file de droite, les autres pour la file de gauche, nous ne savons pour quel destin. Le canon tonne au loin, l'armée soviétique approche. le camp va être évacué. Tout ce branle-bas nous l'annonce. Notre équipe de cinq camarades a décidé de faire l'impossible pour ne pas partir, car nous avons vu les prisonnières d'Auschwitz et celles de Budapest arriver au camp dans un état d'épuisement tel que bien peu survivront. Nous aurons le même sort si, à bout de forces, nous devons marcher jour après jour. Notre seule chance est d'attendre sur place la libération qui semble si proche. les communiqués officiels du Völkischer Beobachter, secrètement traduits dans toutes les langues, nous parviennent grâce aux prisonnières travaillant dans les bureaux de l'administration. Ils déguisent évidemment la réalité, mais nous la devinons sans peine : la fin de la guerre est imminente. Pourtant nos chances de survie sont infimes dans ce pandémonium où la volonté d'extermination demeure l'ultime obsession des S.S. Nous continuons à travailler comme si la guerre devait durer mille ans. On meurt de faim, on meurt d'épuisement, on meurt dans la chambre à gaz ou par injection. Mieux vaut cependant, pensons-nous, tenter de rester sur place que d'être jetées sur la route. Nous connaissons notre enfer, qui sait ce que pourrait nous réserver le suivant ? Je profite d'un instant d'inattention du S.S. juste en face de moi pour disparaître à l'angle d'une baraque et de proche en proche regagne le block 31 pour me cacher dans le faux plafond. Mes camarades y sont déjà. Pendant une quinzaine d'heures nous allons y rester immobiles, retenant notre souffle. Tout le long du jour, nous entendons le martèlement d'une foule en marche. Puis c'est le silence. Le block est désert. Nous sommes seules. A l'extérieur, une sentinelle fait les cent pas. Un coup de feu claque en direction d'une ombre qui fuit. Le camp est-il vide ? Impossible de le savoir. A la recherche de quelque subsistance, nous trouvons des pois chiches cachés sous le toit et ce qu'il faut pour les cuire dans le réduit abandonné par notre chef de block. Ce sera un inoubliable festin. A peine 1'avons-nous terminé que la baraque est soudain envahie par une masse de prisonnières. Ce sont des paysannes russes capturées au moment de l'avance allemande. Elles n'ont échappé aux massacres que pour être déportées. Les soldates de l'armée rouge bien que prisonnières de guerre partagent le même sort. Toutes sont indistinctement promises à la mort. L’invasion du block est pour nous un moment critique: il nous faut révéler notre présence clandestine à la nouvelle responsable. Celle-ci va se montrer réticente. La situation est dangereuse pour elle aussi bien que pour nous. Comme nous ne sommes plus enregistrées dans l'effectif du block, elle ne peut justifier notre présence. Nous n'avons plus droit à la ration quotidienne, mais si nous y pourvoyons, elle voudra bien fermer les yeux sans nous dénoncer. N'ayant plus d'existence légale; nous voilà devenues « le maquis » .Des amies nous viennent en aide. Lydia, qui travaille à la cuisine, abandonne chaque jour un bidon de soupe à l'extérieur du bâtiment. Nous allons le chercher non sans difficulté. Des bagnardes réduites à l'état de meutes affamées nous attaquent. Le bidon est renversé, la soupe disparaît dans le sol. Nous devrons nous faire accompagner. Le block va être bientôt isolé du reste du camp par des barbelés. Il devient une réserve commode où puiser des victimes pour les travaux les plus durs ou l'extermination immédiate. Les S.S. viennent plusieurs fois par jour choisir leurs proies. C'est ce que nous appelons la chasse. Nous ne savons jamais quelle est la destination: chambre à gaz, corvée meurtrière, transhumance vers un autre camp. Nous restons sur nos gardes pour à tout moment nous cacher. A l'extérieur de cette « réserve » , mes amies s'inquiètent de me savoir dans une situation aussi périlleuse. L’une d’elles réussit à me faire accepter dans son block. Mais pour y entrer, il faut être inscrite dans une équipe régulière de travail. je deviens bûcheron dans la forêt avoisinant le camp, seule Française parmi de rudes et fortes paysannes russes avec lesquelles je n'ai aucun moyen de communiquer. Fin mars 1945. La canonnade est proche; les forteresses volantes grondent, haut dans le ciel. Au retour du bûcheronnage, marchant vers mon block, je tiens à peine debout, brûlante de fièvre. Tenir, revoir les miens avant de mourir, c'est tout ce que j'espère encore. Une camarade française arrive à ma rencontre. Elle travaille à l'infirmerie. D'un coup d’œil, elle mesure mon état et murmure: « je vais essayer de faire quelque chose ». Dès le lendemain, j'ai une autorisation qui me permet de rester au block sans travailler. Elle l'a volée pour moi et recommencera l'opération une autre fois. je survivrai ainsi pendant deux semaines, immobile sur ma paillasse, ne bougeant pas même le petit doigt, comme en hibernation. Mes amies me veillent. A Pâques 1945 la nouvelle inouïe éclate : des camions marqués d'une croix rouge ont été vus aux abords du camp, Est-ce vraiment la Croix Rouge ? Nous n'osons pas y croire. Et voilà que les prisonnières françaises sont appelées. Une fois de plus il faut défiler devant les S.S. dans l'angoisse d'être choisies pour on ne sait quel destin. Nous sommes divisées en deux groupes: celui dont je ne fais pas partie est envoyé aux douches et revient vêtu de nouvelles robes sans aucune des marques de l'état de prisonnière : plus de numéro, plus de triangle. Elles vont attendre encore des heures avant de franchir la porte du camp. Ce premier groupe de cent dix-huit rescapées arrivera le 15 avril à Paris à la gare de Lyon, où il sera accueilli par le général de Gaulle. Pendant ce temps, pour nous qui sommes restées, l'implacable routine continue. La mort est partout. Si nos camarades à l'agonie n'ont pas déjà succombé, il faudra les emmener à l'appel et les maintenir dans nos rangs, debout. Les cadavres sont empilés comme des bûches sur une charrette tirée par des prisonnières. Ils sont basculés pêle-mêle sur un tas qui grandit chaque jour. Les fours crématoires ne suffisent plus. Pourtant celui qui a explosé sous la charge a été reconstruit. Le mortel carrousel continue et les camions de la Croix Rouge sont à la porte. Nous le savons maintenant: c'est la Croix Rouge suédoise qui tente de nous sauver. Par deux fois, je suis choisie pour le départ. Par deux fois, rappelée avant d'arriver à la porte du camp. Nous sommes treize ainsi retenues (8). L’une d'entre nous, tante Colette, Lorraine intrépide parlant allemand, décide que nous irons en délégation affronter la Oberaufseherin. Elle me choisit pour l'accompagner ainsi que notre amie Christiane. La surveillante-chef est d'abord stupéfaite de notre audace. Comment osons-nous lui adresser la parole ? « Nous vous gardons comme otage, nous dit-elle, vous serez exécutées si nous avons des ennuis. » Puis notre démarche lui inspire une idée : nous aurons la vie sauve si nous signons une déclaration certifiant que nous avons toujours été bien traitées. Notre refus d'obtempérer la met en rage. Elle nous renvoie. Cette entrevue nous laisse sans illusions sur le sort qui nous attend. Nos dernières camarades françaises, en quittant le camp, nous voient retirées des rangs au moment d'en franchir la porte. Anise et Kouri s'inquiètent et alertent les Suédois. L’un d'eux, Victor Ankarkrona, nous réclame au commandant, Suhren, qui prétend ne pas être au courant et charge son acolyte Pflaum d'aller se renseigner. C'est l'un des S.S. les plus redoutables, toujours présent au moment des sélections. Il revient pour annoncer que nous n'existons pas. Comprenant le danger, Victor Ankarkrona s'acharne, menace, finalement arrache notre libération. Un autre officier, le lieutenant Harald Folke, qui a dormi dans un logement à l'extérieur du camp, rapporte par ailleurs qu'une main anonyme a glissé la liste de nos noms sous sa porte. Qui a pris ce risque ? On ne le saura pas. Quoi qu'il en soit, au moment où nous sortons enfin, nous passons devant Suhren. D'un grand geste, il nous montre la direction des fours crématoires, puis, riant de cette dernière farce, nous indique la route où un groupe de Belges et de Hollandaises attendent les camions de la Croix Rouge. Plus tard, nous apprendrons qu'Himmler a tenté

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